Ensor avait eu 75 ans plus tôt cette année-là, le 13 avril exactement, mais il fut seulement fêté dans sa ville natale en été. À 75 ans, il n’avait rien perdu de sa verve et il ne fait aucun doute qu’il réussit comme à son habitude à se mettre le public dans la poche. L’évènement du 18 août 1935 fut largement couvert dans la presse quotidienne. Selon les articles parus dans les journaux, une réception eut lieu le matin dans l’atelier de l’artiste, où deux plaques commémoratives en bronze furent inaugurées ; elle fut suivie l’après-midi d’une cérémonie à l’hôtel de ville d’Ostende.
James Ensor fêté à Ostende
UNE PLAQUE COMMÉMORATIVE INAUGURÉE
Dimanche, une cérémonie a eu lieu à Ostende à l’occasion de l’inauguration d’une plaque commémorative sur la façade de la maison de la Vlaanderenstraat qui est occupée aujourd’hui par James Ensor. Monsieur l’échevin Verhaeghe représentait la ville, avec de nombreux conseillers communaux. Quelques artistes étaient venus de l’intérieur du pays. Une réception a eu lieu dans le studio de l’artiste. Il y a pris la parole et a tenu un bref discours en dialecte ostendais.
Le peintre Vandenbossche a rendu hommage à l’artiste qu’est Ensor, tandis que l’échevin Verhaeghe l’a salué de la part de la population ostendaise. Ensor a ensuite repris la parole pour prononcer un discours humoristique en français dans son style bien à lui. Puis l’inauguration de la plaque artistique a eu lieu et la cérémonie a pris fin.1
1 La traduction de l'article de De Standaard
En sus des inévitables discours des dignitaires, Ensor prit la parole à deux reprises (La Nation belge, 19 août 1935) ; les deux discours ont d’ailleurs été imprimés dans la brochure que le cercle artistique Studio publia à cette occasion.
Le matin, Ensor prononça le « discours humoristique » dont les Amis possèdent désormais le manuscrit, et il fit son exposé dans un « ostendais » pur et dur (De Standaard, De Gentenaar et la Gazet van Antwerpen du 19.08.1935 sont catégoriques à ce propos). Il se montra aussi authentique dans l’art de la parole que dans l’art de la peinture, du dessin et de la gravure, ce qu’il appelle dans son discours « me schelder tole », « mon langage de peintre ». Tout comme il savait manier le langage plastique à sa guise, il faisait preuve d’une créativité remarquable dans le langage parlé. Il emploie carrément une langue intermédiaire pour s’adresser aux deux parties du pays dans leur propre langue ; la brochure contient en effet également deux versions françaises de ses discours, truffées de néologismes typiquement ensoriens.
Après l’introduction, il passe en revue dans son discours une série de personnalités ostendaises qui, même si elles ne sont citées que par leur prénom, ne devaient pas être des inconnus pour l’assistance de l’époque. Sa mère Maria Catharine « Trinette », décédée en 1915, et sa tante Marie « Mimi » Haegheman (décédée en 1916) sont également mentionnées. Elles aussi faisaient probablement partie des visages familiers pendant la « saison » touristique, d’ « honnêtes bourgeoises bien considérées » dans la ville ou, selon les termes d’Ensor : « des esclaves du travail en été et des marmottes en hiver » ; « c’était des bourgeoises honnêtes et convenables considérées comme des personnes en or dans la ville ». L’expression « en or » n’a sans doute pas été choisie au hasard. Jusqu’à leur mort, les deux femmes ont été le soutien et le réconfort d’Ensor, elles valaient donc de l’ « or » pour l’artiste quelque peu isolé par la suite, en dépit du milieu bourgeois étouffant dans lequel elles vivaient et de la manière dont il a osé les représenter sans pitié.
Ensor s’attarde ensuite sur une promenade qu’il a récemment faite à Ostende et sur sa rencontre avec deux Ostendaises dont l’une s’est empressée de dire à l’autre : « regarde un peu qui va là, un grand peintre ». Ensor n’a pas seulement trouvé la remarque divertissante, cette reconnaissance dans sa propre ville doit aussi avoir flatté sa vanité. Il faut dire qu’on pouvait voir Ensor tous les jours dans la ville.
Ostende était en tout cas à jamais sa ville, celle qu’il mettait par-dessus tout : « je place notre Ostende au-dessus de tout, je ne la quitterai jamais. » Jusqu’à son dernier souffle : « mon dernier cri sera pour Ostende, chère fleur de Couleur, Ciel de la mer. » Et de conclure par un bel hymne à la ville : « Vive Ostende et sa puissance. »
Relevons parmi les personnes présentes ce jour-là l’écrivain Karel Jonckheere (1906-1993), Ostendais de naissance comme Ensor, mais aussi l’avocat parisien Albert Croquez (1886-1949), qui publia cette même année 1935 un catalogue de l’œuvre gravé d’Ensor. Notons que plusieurs journaux faisaient mention de la présence d’ « artistes qui étaient venus de l’intérieur du pays pour l’occasion », sans malheureusement préciser leur nom.
Après 1935, le texte manuscrit du discours est demeuré dans la collection des descendants de l’ « Imprimerie Smissaert », située dans la Sint-Sebastiaanstraat à Ostende, qui avait édité la brochure à l’époque. La donation faite aux Amis de ce document extraordinaire – à la fois texte plein d’esprit et caractéristique d’Ensor, mais aussi pièce d’archives historiquement très importante – rehausse d’un éclat particulier les festivités autour de 2024, année Ensor. Le geste est d’autant plus exceptionnel que le discours d’Ensor à l’occasion de son 75e anniversaire rejoint ainsi le patrimoine artistique public au 75e anniversaire de son décès. C’est la raison pour laquelle il est également présenté dans l’exposition « Entre Amis », dans la salle consacrée aux collectionneurs d’estampes (salle I).